Vie 464

[SylVie Rimlinger]

Châteaux de cartes

Le volcan est un large cône de pierres noirâtres aux arêtes aiguës comme des lames de scalpel. Ses pentes abruptes se rejoignent en une haute cheminée, de laquelle fusent encore, plop, quelques ronds de fumée rouge lâchés vers le ciel, plop, par une énorme bouche et qui s’effilochent, plop, aussitôt dispersés par le vent.

Loranda avait déployé toute sa science du vol et réussi à maintenir le ballon, lancé au-dessus des flots. Nous volions si bas que l’écume des vagues venait parfois lécher le fond de la nacelle. Les embruns emportés par le vent glacé alourdissaient la toile.

Notre destination semblait hors de portée. Nous n’avions plus de lest et nous courrions à la catastrophe.

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

L'Arbre de Vie
Sybellius, l’Arbre de Vie – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

« Au fil du temps il devint un véritable colosse. Je passais prendre de ses nouvelles, et les oiseaux aussi prirent l’habitude de le visiter, en particulier les gigognes, qui se reposaient un instant dans le creux de ses branches. Les gigognes lui apportaient des nouvelles d’ailleurs, il ne le disait pas, mais il regrettait parfois le temps où il parcourait la terre sur ses deux jambes. Alors il s’abandonnait à la mélancolie. Mais les milliers de kilomètres de ses racines embrassaient le Monde et donnaient naissance à des rejetons plein d’énergie, et à chaque pluie il en naissait de nouveaux, et Sybellius grandissait, grandissait. »

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Le Bal
Le Bal – 65×50 cm – collage er dessin sur papier

« Les parfums les plus subtils circulaient sous les hauts plafonds. Tout ce que Cortazar comptait de particules, majuscules, start-up et tartelettes était là. La nobresse au grand complet, mâles et femelles, jeunes et vieux, glands et petits, le blanc et l’arrière-blanc, rivalisant d’élégance et de bons mots, attendaient l’entrée de Maxun et Colokine. Étaient présents également le Specteur d’Académie et sa clique, le Recteur du National Théâtre et sa claque, l’Archipontife basilicum et ses cloches.

Passant et repassant, écrasant quelques pieds, glissant un ordre dans une oreille sans même marquer un temps d’arrêt, Dame Bélépine veillait au grain. Dans un angle, un escribeur prenait frénétiquement des notes. Un frisson de compassion parcourant son épine dorsale de bas en haut, notre reporter reconnût Samuel le muet, le jeune protégé de Dame Bélépine.« 

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Collage et dessin
L’Armée du général Dourakuire – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

« A Cortazar, en effet, il n’y avait à proprement parler ni armée, ni police. À quoi bon ? Qui aurait été assez idiot pour voler ses concitoyens et courir se terrer le restant de ses jours au fond de la forêt pour échapper aux représailles ? Quelques dizaines d’hommes et de femmes, triés sur le volet, composaient cependant une garde décorative, des troufions potiches placés sous le commandement de Timo Dourakuire.« 

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Dans la forêt des châteaux de cartes
Dans la forêt des châteaux de cartes – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

« Pendant ce temps-là, à Cortazar, Colokine a entrepris de convertir en combattants tout ce que le château compte de marmitons, de femmes de pieds et de valets de chambre, sa petite armée de jardiniers ne suffisant pas à contenir la forêt. Elle lutte pied à pied, à la tête d’hommes et de femmes déterminés mais peu aguerris. Elle a déjà dû se replier plusieurs fois. Inexorable, la végétation gagne du terrain chaque seconde, engloutit tout sur son passage. On dirait bien qu’elle s’est jetée toute entière dans la bagarre.

Les habitants des bicoques proches ont tout laissé sur place. Ils ont abandonné en hâte leur ferme ou leur maison. Ils ont vu avec horreur leurs logis de toujours se faire dévorer du sol au plafond en quelques heures. D’abord, une première pousse vivace crève la croûte de terre ou d’herbe. D’autres comme elle suivent, innombrables. Ce sont des lianes. En en clin d’œil, elles enveloppent ce qui se trouve sur leur chemin, le font disparaître, le digèrent. Cela se passe si vite qu’il est vain de vouloir leur résister. Un cauchemar. Chemins et cours sont annexés par des tiges et des hampes, des bosquets et des pampres, des touffes et des pousses échappés des jardins potagers. On a vu des graminées croître de plus de deux mètres en à peine une heure.

Dans la précipitation, la volaille et les troupeaux ont été conduits dans le faubourg de Cortazar, où la résistance, vaille que vaille, s’organise. Au palais, la situation n’est pas meilleure. Les massifs se sont échappés de leurs plates-bandes, les papyrus ont escaladé les berges du plan d’eau et traîné les canots vers le fond, où les lotus géants se sont dépêchés de les couler pour de bon. Les saules pleureurs balancent furieusement leurs branches, malheur à celui ou celle qui s’en approche. La roseraie, prise de folie, produit des épines à tire-larigot. Quant aux cèdres, aux tamarins, aux érables et tout le saint-frusquin des grands anciens, ils chuchotent entre eux tout le jour. Et la nuit, ils hurlent comme en pleine tempête, empêchant tout le monde de dormir. Des ronces se répandent là où il n’y avait qu’herbes folâtres. La cachette secrète de Colokine a complètement disparu sous le trèfle. De toute façon, la Reine n’a pas de temps pour penser à ces fariboles de petite-fille. Cortazar est en danger. La situation est grave.« 

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Gradufer
Gradufer le dragon – 50×65 cm – collage et dessin sur papier

« Gradufer est si vieux que nul ne peut dire avec certitude le nombre de ses années, même pas lui. C’est un grand Dragon, gradé dans l’ordre des Grands Ducs du Feu, bientôt grabataire et carrément cacochyme. Pour le dire sans ménagement, une vieille baderne bigleuse.

Il vit là depuis de très nombreuses lunes, acagnardé dans les premiers contreforts des Noirs Pics, à l’abri du vent et du Monde. Il s’y est fixé après avoir été viré comme un malpropre de son dernier emploi. Cela se passait sur un autre continent. Les dragons, à tire-d’aile, couvrent des distances considérables entre deux siestes.« 

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Sous la soleil du grand Tsengri
Sous le soleil du grand Tsengri – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

« Quand je suis né, me disait-il, mes parents habitaient une yourte au milieu de la steppe, à deux jours de galop de la capitale, avec quelques familles occupées à extraire du yak, l’équivalent local du pétrole, tout ce qu’il y avait à en tirer.

De grands troupeaux qui paissaient en liberté fournissaient cuir, poils, os, tendons, dents, viande, lait et bouse, soit l’essentiel de la nourriture et le nécessaire à la fabrication d’outils, vêtements, pièces de sellerie pour les chevaux et ustensiles de cuisine, tous objets de première nécessité. Nous, les gosses, ne connaissions que ce mode de vie et nous ne savions pas que la seconde nécessité existait. »

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Le Thé à la menthe
Le Thé à la menthe – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

« A peine entré, il saisit un pot qu’il ouvrit et me tendit sans un mot. C’était du miel. J’en descendis la moitié avec reconnaissance. Puis je m’assis sur un coussin et j’attendis poliment que l’eau pour la tisane soit chaude pour interroger mon hôte. Les questions se bousculaient dans ma tête. Je n’y tins plus.

— Vivez-vous seul ici ? demandais-je pour engager la conversation.

— Je ne suis jamais seul demi-oiselle.

— Comment ça ?

Le bougreluche versa de l’eau chaude dans un pot, y ajouta quelques feuilles et un morceau de racine, apporta le tout et s’assit face à moi.

— C’est maintenant mon tour de raconter une histoire, dit-il. Êtes-vous prête ?

— Je le suis.

— Bien. Je commence.« 

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Collage la fabrique du coeur
La fabrique du cœur – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

« En contrebas, dans le cratère, quelques dizaines de constructions rangées en cercle autour d’une plus grande et au fond, des trous dans la roche qui laissent penser que les géants de bronze sont en partie troglodytes.

De l’autre côté, des géants s’affairent autour d’une machine faite de cordes et de bois, mue par une série compliquée d’engrenages. Ils se relayent pour tirer sur les cordages ho hisse ho hisse et pousser sur les leviers ahan ahan, activant une roue plus vaste que la terrasse de la Tour Est mais plus petite que la grande galerie du château.

En son centre, dans un axe creux, un puits asthmatique en forme de cœur qui crache de temps à autre un cumulocardionimbus. »

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

l'envol
L’Envol – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

« Et voilà, disait mon arrière-grand-père, comment grâce à ou à cause des lubies bizarres des gens de la ville, nous sommes devenus aérostiers. Nous survolons la terre sans jamais nous lasser. Les seules entraves qui nous lient sont celles qui retiennent nos ballons au sol lorsque nous visitons des amis. Nous atterrissons en silence et en cercle. En conditions optimales nous décollons en moins de trois minutes.

Ce que nous préférons c’est survoler le monde à haute altitude. Parfois, nous planons au-dessus de la steppe où nous accompagnons le pas des yaks ou la course des chevaux. Car de notre ancienne vie, seuls les chevaux nous manquent.

Il paraît même que parfois, quand une de nos montgolfières s’élève, le bruit du vent dans la toile semble un étalon qui s’ébroue. »

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Le flamboyant – 65×50 cm – collage et dessin sur papier

Un moment, Dourakuire lève les yeux et voit qu’ils sont sous un arbre gigantesque, le plus grand qu’il ait jamais vu, le plus grand qui se puisse imaginer. Lui revient en mémoire une ancienne légende, qui prétend que Sybellius serait aussi la source de toutes les histoires. Pas de doute, il aura des choses à raconter à son retour. S’ils reviennent.

Et puis, une vague clarté, des fûts moins serrés, des frondaisons moins denses. Plus loin, une lueur rougeâtre. Ils débouchent dans une clairière.

Plantée d’herbe verte et drue, piquetée de fleurettes, azalées, primevères, narcisses et d’autres variétés encore dont il ne connaît pas le nom, dans un déluge de couleurs éclatantes et de fragiles soyeusetés, elle abrite en son centre un flamboyant dont la cime emplie d’inflorescences rouges de cadmium clair attrape les derniers rayons du soleil et fait pleuvoir alentour une chaude lumière orangée.

(Les Histoires vraies du bougreluche – Vie Quatresixquatre – Extrait)

Mandala
Mandala – 65×50 cm – collage et dessin sur papier